Numéro 4, automne 2003
Dossier constitutionnel : "L'effectivité de la norme constitutionnelle"
Éditorial de Marie-France Verdier,
directrice de la publication
Sinterroger sur leffectivité de la norme constitutionnelle conduit à réfléchir sur la question du respect de celle-ci. La pertinence de cette interrogation se pose en raison de la distorsion possible entre le droit et son application, entre les comportements que prescrit la norme constitutionnelle et les comportements réels. Son effectivité est donc consubstantiellement liée à son application. À cet égard, il convient détablir une distinction entre leffectivité dune norme qui est son respect, et lefficacité qui est les effets quon en attend. Certes, leffectivité et lefficacité se recoupent le plus souvent, mais pas toujours, une norme pouvant être effective sans être efficace si lobjectif nest pas atteint. Par ailleurs, une norme peut être effective sans être appliquée. Ainsi, ladhésion ou la soumission des acteurs, par déférence, indifférence, voire assentiment, à la philosophie constituante, fait que certaine normes destinées à la mettre en uvre ne sont jamais appliquées, mais elles nen sont pas moins effectives. Il en est ainsi des règles procédurales pour assurer la rationalisation du parlementarisme. Le parlementarisme partisan peut conduire à leur inapplication du fait de leur non utilisation.
Au demeurant, la problématique de leffectivité de la norme constitutionnelle mérite dêtre posée essentiellement à trois égards.
Tout dabord, leffectivité doit être analysée au regard de la question du contrôle du respect de cette norme et donc de la sanction. Kelsen, Duguit, Carré de Malberg, illustrant la doctrine classique, intègrent la sanction comme élément constitutif de la règle de droit en étant guidés par le souci de leffectivité, labsence de sanction créant des problèmes deffectivité. Dès lors, la sanction constituant le gage deffectivité dune norme, de sa perfection selon le langage du droit romain, en labsence de sanction, la norme constitutionnelle rejoint la catégorie de ce que le droit romain appelle « les règles de droit imparfaites ». Lanalyse de leffectivité du contrôle de la règle savère donc nécessaire. Précisément, la plupart des États démocratiques modernes se sont dotés dune justice constitutionnelle, prenant dailleurs des formes différentes, afin dassurer une sanction juridique à la constitution. Pourtant, leffectivité dune norme constitutionnelle nest pas assurée seulement par lexistence de cette sanction du juge constitutionnel. En effet, cette dernière peut être impraticable, notamment en raison dun non recours au juge, surtout si les modalités de sa saisine et les caractères de son contrôle en rendent laccès difficile. La norme inférieure reste alors valide tout en étant inconstitutionnelle. La sanction peut aussi être inappliquée, du fait que les décisions de ce juge ne simposent pas effectivement. À cet égard, la France ne connaît pas, à la différence dautres États européens, tels que lAllemagne, la Belgique, lEspagne ou lItalie, de mécanisme permettant au juge constitutionnel dimposer en pratique ses décisions aux juridictions ordinaires et aux pouvoirs publics alors que leur autorité est formellement mentionnée dans la Constitution. La norme peut donc perdre de son effectivité. En conséquence, le juge constitutionnel na pas lefficacité quon lui prête souvent et peut ne constituer quun glaive émoussé, lextension du recours au juge ne constituant pas pour autant la panacée. Dès lors, la mise en place dun juge constitutionnel ne saurait suffire à assurer la suprématie de la norme constitutionnelle. Cest ainsi que le juge ordinaire peut aussi constituer un relais pour en assurer lautorité par sa mise en uvre concrète lors de linterprétation et de lapplication des lois.
Toutefois, leffectivité ne doit
pas être envisagée exclusivement à laune de la contrainte
et ne doit pas être identifiée à la seule sanction juridique.
Il convient de prendre en considération lexistence de la sanction
politique et lapplication volontaire de la norme. En effet, dune
part la sanction politique constitue une garantie de fait du respect des obligations
de la norme. Certes, cette garantie nest pas absolue, mais elle offre
des moyens réels pour en assurer leffectivité.
Dautre part, leffectivité de la norme peut être atteinte
en raison de son application volontaire. Cest alors que sa consécration
par son respect, dans la pratique, renvoie à la problématique
des rapports entre la norme, limage de la norme et son application, donc
au lien indissociable entre légitimité et effectivité,
la légitimité déterminant leffectivité. Cest
la condition sine qua non pour que la volonté des acteurs politiques
et des autorités administratives et juridictionnelles soit déterminante
pour lentrée en vigueur de la norme constitutionnelle. À
cet égard, cest la volonté de ces derniers, dans le souci
de faire respecter les normes constitutionnelles et den assurer une application
cohérente, qui permet en particulier à une norme posant lautorité
de la jurisprudence constitutionnelle dêtre en fait effective, à
de rares exceptions près. Cest donc la légitimité
des décisions du juge constitutionnel qui peut assurer leur autorité
et, finalement, leffectivité de cette norme constitutionnelle au-delà
de tout mécanisme juridique contraignant. Et cest ainsi que lon
doit accorder une place importante aux murs, à cette vertu dont
Montesquieu faisait la pierre angulaire du bon fonctionnement des systèmes
politiques ; mais il faut être attentif à lagencement constitutionnel,
si bien quà défaut le pouvoir de révision doit manifester
sa volonté.
Ensuite, leffectivité de la norme constitutionnelle doit être analysée relativement à sa portée en corrélation avec son interprétation. À lépoque contemporaine, le contenu des constitutions fait généralement apparaître deux catégories de normes : des règles constitutionnelles et des déclarations ou énoncés de droits, ce qui constitue un ensemble hétérogène, porteur à la fois de règles et de valeurs que sont les préceptes moraux et les objectifs politiques. Cet ordre constitutionnel, plus ou moins variable selon les pays, contient donc des dispositions qui se distinguent quant à leur applicabilité : elles nont pas toutes la même effectivité, autrement dit leur effectivité est variable. Pour reprendre les propos du doyen Georges Vedel, si les énoncés constitutionnels structurent et légitiment la vie politique, et ainsi lencadrent, ils nen fixent pas les effets. Pourtant, leffectivité dune norme ne dépend pas seulement de sa portée mais aussi de son interprétation car, en réalité, si certaines normes sont précises alors que dautres posent seulement des principes, linterprétation est, en tout état de cause, finalement déterminante quant à leffectivité.
Dun côté, alors que certaines normes constitutionnelles sont claires et sans ambiguïté, leur effectivité savère variable, voire remise en cause. Ainsi, lapplication peut dépendre des rapports entre les forces partisanes ou varier au gré de considérations dopportunité, si bien que le risque dinstrumentalisation de la norme constitutionnelle aboutit à une effectivité variable de cette dernière. Mais, plus inquiétante est lapplication qui transgresse la norme, en lui donnant un sens différent de celui fixé par le constituant, ce qui la prive alors de son effectivité. En effet, le sens littéral dune norme peut être contredit par la pratique, les acteurs passant outre une règle constitutionnelle fondamentale qui devrait simposer, pour des considérations dopportunité ou par souci dadaptation. Il arrive même que, par pragmatisme, le juge constitutionnel, notamment français, accorde une valeur normative à des usages qui constituent des violations de principes constitutionnels, alignant le droit sur le fait, et consacrant ainsi des coutumes abrogatives nées de pratiques contraires à la norme. La liberté du juge constitutionnel lui fait donc parfois « dénaturer une norme constitutionnelle », comme le soutient le professeur Lavroff. En la privant de tout effet, il lannihile, si bien quil la rend ineffective. Ceci est donc doublement déplorable de la part du juge, car il savère non seulement incapable dappliquer un texte clair mais, au surplus, devient complice dune pratique contra legem. Cest ainsi que limpact de lopportunité est si prégnant que la norme constitutionnelle est moins importante que la pratique.
Dun autre côté, au cur du débat sur leffectivité, se trouvent en particulier les nouveaux droits de lhomme, ceux de la troisième génération, « les droits de solidarité », eu égard à leur généralité, et les énoncés de droits généraux. Ces normes constitutionnelles déclaratives, voire incantatoires et relevant parfois du « marketing politique », posent le problème de leurs effets pratiques et de leur garantie effective. En effet, une affirmation péremptoire de droits laisse tout entière la question de leur mise uvre et, par conséquent, de la protection qui leur est due, laquelle ne paraît pas simposer spontanément. Dès lors, leffectivité de certaines normes constitutionnelles savère aléatoire. En effet, labsence de portée concrète de proclamations constitutionnelles, instruments de diplomatie politique mais sans réel impact juridique, leur principal office étant symbolique, peut conduire à ce quelles restent lettre morte. Cest alors le contenu même du droit constitutionnellement consacré, et donc son effectivité, qui est en cause. Le juge, notamment constitutionnel, est alors confronté avec acuité à la question de linterprétation de la norme pour lui assurer des effets concrets, si bien que sa responsabilité apparaît évidente. Il se trouve confronté à la question du tracé dune frontière entre la découverte du droit et linvention du droit. Au regard de lordre constitutionnel et de la démocratie, la découverte ne contredit ni lun ni lautre, mais linvention apparaît illégitime, même si la frontière entre découverte et invention est difficile à tracer. Or, le juge de la constitutionnalité, en particulier le juge constitutionnel français, est parfois créateur de normes constitutionnelles, ce qui pose le problème de sa légitimité à créer du droit initial.
Finalement, le paradoxe réside alors dans le fait que cest essentiellement le juge constitutionnel qui maîtrise la portée normative dune constitution. Certes, placé sous lautorité du constituant, ce dernier peut limiter son audace. En effet, la légitimité du juge constitutionnel repose notamment sur le fait quil nest pas suprême, mais quil est soumis au pouvoir de révision.
En tout état de cause, apparaît la question de la hiérarchie entre normes constitutionnelles. Ne peut-on pas alors parler déchelle de constitutionnalité ?
Enfin, la question de leffectivité de la norme constitutionnelle se pose au regard des normes externes. En effet, de plus en plus de règles consignées dans des instruments internationaux et protégées par des juges externes tendent, au nom de la « primauté », à pénétrer le droit interne, en particulier les normes constitutionnelles qui sont désormais sous influence internationale croissante. Dès lors, leffectivité de la norme constitutionnelle doit être analysée au regard de la cohérence des ordres juridiques interne et externe en envisageant les rapports entre le droit international , essentiellement le droit de lUnion européenne et de la Convention européenne des droits de lhomme, et le droit interne. Or, le développement spectaculaire des normes internationales, en particulier européennes, est à lorigine de frictions de plus en plus fréquentes entre ces normes et les normes internes, notamment constitutionnelles, et entre les juges externes et les juges internes de la constitutionnalité. En effet, la suprématie dune norme constitutionnelle, particulièrement dans le domaine des droits fondamentaux, se trouve confrontée aux juges externes. Cest ainsi que la CJCE a été amenée à faire prévaloir le droit communautaire sur le droit constitutionnel des États membres et, même, à poser que la responsabilité de lÉtat pourrait être recherchée en cas de non respect de cette primauté. De plus, les juges externes deviennent juges des cours constitutionnelles et des juges ordinaires. En conséquence, leffectivité de la norme constitutionnelle peut être annihilée du fait de sa soumission aux normes externes.
En définitive, dans lexploration de leffectivité de la norme constitutionnelle, lobservation de la réalité de son application simpose, ce qui aboutit, en particulier, à relativiser lefficacité du juge constitutionnel pour en assurer leffectivité et donc la suprématie, ce dernier ne pouvant assurer seul la majesté de cette norme. Puissent les différentes contributions nourrir le débat sur la variabilité inéluctable de leffectivité des normes constitutionnelles.